La Tomate noire

Un anarchiste et son vote : un oxymore raisonnable?

by on Avr.24, 2014, under Débats

Après deux textes de mes camarades concernant la posture anarchiste sur le système électoral, je me lance à mon tour et en profite pour sortir du placard. En effet, malgré un débat intérieur de plusieurs années, j’ai voté aux trois dernières élections, soit les provinciales 2012, les municipales 2013 et les provinciales 2014.

C’est que le débat oscille à la manière d’un équilibriste sur la ligne qui démarque le territoire abstentionniste du territoire votant. J’ai déjà pratiqué l’abstention politique, et je tiens à préciser que je considère toujours qu’elle demeure une option valide, possible et souhaitable. Je me battrai férocement contre les idiots de l’Institut du Nouveau Monde qui croient que le vote devrait être obligatoire. Même si l’on ajoute la possibilité du vote blanc, je n’accepte pas qu’une loi oblige une personne à faire quelque chose. Je suis quand même (un peu) anarchiste après tout. 😉

Le texte qui suit n’est nullement un essai de prosélytisme électoral. S’il y a bien une posture politique qui me fasse autant vomir de haine, c’est bien celle que le DGEQ et ses fidèles professent, posture que je place dans le même spectre abrutissant que celle des paciflics dans les manifs. Je clarifie d’emblée ce point : l’abstention électorale est tout à fait légitime.

Autre point que je me dois de clarifier : je ne vote pas à toutes les élections et je ne crois pas qu’il soit pertinent de le faire à toutes les occasions et dans toutes les circonscriptions. Par exemple, si je vais au bureau de vote pour les fédérales en 2015, ce sera parce que je passais par là et que l’envie me prit de faire de l’urne un pot de chambre. J’ai voté pour Québec solidaire dans Outremont en 2012 et dans Rosemont en 2014 par mépris pour Raymond Bachand et Jean-François Lisée. Avoir résidé dans D’arcy-McGee, je ne m’en serais même pas préoccupé. En fait, et vous comprendrez là que je suis probablement le plus utilitariste des quatre personnes réunies par ce blogue, c’est que je m’autorise une sorte de vote stratégique dont les modalités ont bien peu à voir avec celles des péquistes. J’ose croire que ma démarche est un tant soit peu plus rationnelle. D’ailleurs, je ne ferai aucun appel à Lévesque dans les lignes qui suivent. Je crois qu’il peut s’avérer pertinent, en certaines situations précises, d’aller prendre une marche pour déposer un bout de papier dans une boîte. Voter, comme ne pas voter, se doit d’être le résultat d’une réflexion éclairée, pas seulement d’un appel aux sentiments ou au dogme auquel notre option politique se rapporte.

Faire preuve de stratégie dans un comportement implique à mon sens une bonne dose de raisonnement. Et c’est pourquoi, depuis que je suis en âge d’être anarchiste, je mène une discussion parfois silencieuse (avec moi-même), parfois avec des gens, sur la question. Jusqu’à présent, la plupart du temps, l’abstention l’a emporté. Depuis l’été 2012, toutefois, et pour diverses raisons, mon ardeur abstentionniste c’est ramollie, non pas face à des arguments béton de la part du camp pro-vote (il n’y en a pas tant que ça), mais plutôt par un manque d’arguments du côté des libertaires pur·e·s et dur·e·s. D’ailleurs, si vous avez des arguments à me donner, je n’attends que ça.

On dit souvent (et pas seulement chez les libertaires), que voter ne change rien, parce qu’on se fait fourrer de toute façon. Cette vision des choses, lorsqu’alimentée par une vision politique, implique le plus souvent le manque de diversité politique quant aux partis. D’ailleurs, c’est pourquoi je ne sens pas le besoin de me déplacer aux élections fédérales. En effet, l’ennemi conservateur est de facto exclu de la métropole, et les autres partis se ressemblent tellement qu’un ancien libéral du Québec est aux commandes du « parti pas mal à gauche » (dixit Richard Martineau) et qu’un ancien néo-démocrate de l’Ontario a assuré la direction par intérim du parti de « centre gauche » l’an dernier. Bref, libéraux ou néo-démocrates, même combat !

Pour en revenir à l’argument principal, voter ne change rien certes, mais ne pas voter non plus. À ce sujet, je me permets de revenir sur un des arguments du camarade Bakou comme quoi voter légitime une tactique politique, notamment grâce au pourcentage de gens qui votent, ce qui en délégitime une autre (l’abstention). Or, avec l’exemple des élections pour les commissions scolaires, on a là une situation où le haut pourcentage d’abstentionnisme ne remet aucunement en question le système électoral. De plus, aux élections provinciales de 2008, près de 50 % de la population n’est pas allée aux urnes. Ceci n’a pas empêché Jean Charest de mener en toute légalité des réformes que je me contenterai de qualifier de trash, notamment l’instauration d’une taxe santé et la fameuse hausse des frais de scolarité ayant mené à la grève de 2012. Bien entendu, l’argument de la légitimité ici doit être placé en relief avec ce que l’on considère légal. Il y a toute une réflexion publique à y avoir sur la différence entre les deux et l’importance de ne pas perdre de vue que les lois sont souvent (lire : presque tout le temps) illégitimes. Notre système politique fait en sorte que les portes de l’assemblée sont grandes ouvertes pour quiconque s’improvise sorcier du Code civil. La pluie d’injonctions lors de la grève de 2012 et le recours systématique à des lois spéciales pour noyer les grèves générales, comme on l’a vu en 2013 avec le secteur de la construction ne sont que quelques exemples qui témoignent de la toute-puissance de la loi sur le politique. Il me semble que la légitimité du système électoral ne se jouera pas au pourcentage de vote. Ce n’est pas le nombre de gens qui votent qui perpétue ce système, c’est le DGEQ, les lois et l’attaque systématique qui est faite contre les abstentionnistes qui pourtant peinent à faire entendre leur voix dans les médias. À ce titre, c’est de l’éducation populaire sur la légitimité en politique qu’il faut, pas s’abstenir de voter.

Autre argument porté par les abstentionnistes libertaires est celui du refus de cautionner un système politique en rupture avec leur idéal. Cet argument-là vient me chercher un peu plus, parce que c’est vrai qu’au final, l’élection est un système politique autoritaire, irrationnel et exclusif. Or, je fais une différence entre voter pour un parti que je souhaite voir gagner, et voter pour alimenter un contre-pouvoir institutionnel. Je me sens obligé de spécifier ici que ce contre-pouvoir ne doit jamais se substituer à celui de la rue et des actions directes. Je pense cependant qu’ils peuvent agir en parallèle. En anarchologie, on parle souvent de l’importance d’accorder les moyens aux fins que l’on souhaite obtenir. D’où l’importance de se doter de structures antiautoritaires et consensuelles, ainsi que de safe-spaces, de mécanismes de prise de parole qui limitent la domination des voix masculines, etc. Je comprends l’argument du refus de cautionner l’élection comme une application de cette maxime libertaire. Toutefois, il y a dans l’immédiat des fins qui m’apparaissent souhaitables, bien que réformistes, surtout en l’absence d’un mouvement populaire qui permettrait l’usage de tactiques plus légitimes. Des partis comme Projet Montréal (avec de gros bémols)[1] au municipal et Québec solidaire à l’échelle de la province présentent des idées qui, à court terme peuvent avoir un impact positif sur la vie quotidienne des gens, et qui sait ? peut-être favoriser la création d’espaces politiques alternatifs ou libérer du temps de travail pour permettre une implication politique directe. Pour le premier des deux partis, j’avoue m’être fait prendre par les sentiments (ce qui ne réarrivera pas en 2017) en novembre dernier: je hais les chars et tous les moyens sont bons pour s’en débarrasser. Pour le second, Amir, Françoise et Manon sont bien loin « d’envoyer mes camarades en prison », pour reprendre un argument de mon camarade Umzidiu. En fait, Amir a failli y aller en 2012…

Au-delà du pouvoir politique qu’un de ces partis pourrait détenir dans un avenir lointain, le plus important demeure pour moi que leur présence permet de diffuser certaines idées générant un terreau fertile plus à gauche. « Bien faible contre pouvoir » diront les braves, « certes, répondrai-je, mais il ne coûte pas grand-chose, pas de bleus, ni de dents cassées, ni de tickets de 600 piastres à contester ». On m’accusera ici de prêcher par poltronisme, je répondrai que je ne prêche pas, je discute. Les péquistes prêchent. L’INM prêche. On verra que l’un va souvent avec l’autre d’ailleurs. Pour faire preuve de compromis, on pourrait dire: « l’élection n’arrive qu’une fois aux quatre ans, le reste du temps, c’est pour passer à l’action ».

Dernier argument que j’aborderai, celui-là je le tire tout droit du texte du camarade Umzidiu: voter, c’est choisir ses maîtres et les imposer à la minorité. D’abord, pour rectifier, c’est le plus souvent une minorité d’électeurs et d’électrices qui imposent leur choix à la majorité. Dit de manière mathématique : 42 % de 71 % de 5 991 361 =  1 786 623, soit 22,33 % de la population totale du Québec a voté pour le PLQ. Je pense qu’on s’entend pour dire que le système électoral est non seulement déficient, il est grossier, mal élevé et autoritaire ! Blague à part, je crois comprendre ici que la posture des libertaires sur le vote est celle du rejet d’un système merdique. Cependant, bien que je sois d’accord avec les arguments présentés contre le système électoral, il reste que présentement, il est là. Tout comme le capitalisme est là, auquel on s’oppose en acceptant quand même (pour plusieurs) le travail et la consommation. Bref, on vit dans un système politique inégalitaire et oppressif, mais en attendant l’opération révolutionnaire, le baume réformiste peut s’avérer souhaitable pour garder vivante la société malade.

Il y a quelque chose de paradoxal entre le rejet du vote chez de nombreux anarchistes et l’insistance qu’ils et elles ont à s’afficher comme abstentionnistes. Cela vaut d’autant plus pour les tenants et tenantes du cirque électoral, mais bordel ! un vote ne reste bien qu’un vote ! Autant il y a des façons plus concrètes d’agir politiquement, autant il y a un quotidien dans lequel on n’a pas toujours une masse critique de personnes mobilisées pour provoquer la chute des institutions qui nous font broyer du noir. Au-delà (bien au-delà en fait) du débat sur voter ou s’abstenir, j’observe trop souvent de la raideur chez des anarchistes qui tentent tant bien que mal de dépoussiérer les vieilles plateformes du siècle dernier. À chaque chose son contexte : le Québec n’est pas la Grèce, ni l’Espagne; avoir Bakounine ou Makhno pour idole n’est pas mieux que de faire appel à Khadir ou Ferrandez afin de conjurer les problèmes sociaux. Bien entendu, je ne pense pas que toutes les personnes se disant anarchistes tombent dans ce panneau. Je souhaite seulement une discussion ancrée dans son contexte.

S’il y a un constat que je tire de la grève étudiante, c’est qu’il faut 300 000 personnes en grève pendant plusieurs mois pour freiner une mesure qui reviendra sournoisement par la porte d’en arrière à la première péquiste venue ! La révolution ne me semble pas possible (bien que souhaitable) à court terme, et je ne suis pas partisan de la théorie qu’il faut cultiver les inégalités pour faire surgir la révolte. Quelques réformes sur le court terme pourraient valoir pas mal plus que mon orgueil libertaire; pour le dire autrement, le moyen électoral, dans le cas précis du Québec et des deux partis susmentionnés, ne va pas contre la fin désirée : celle-ci se résumant à de meilleurs services publics, une prise en compte systématique de l’écologie et des inégalités femme-homme dans les politiques (surtout QS pour celui-là), et non à la révolution libertaire.  Pour ça, il y a toujours la rue, les pavés et les camarades.

 


[1] Au moment de publier ce texte, Richard Bergeron, Le chef du parti a annoncé qu’il était content de voir Robert Poëti en tant que ministre responsable de Montréal, parce que c’est un gars qui vient de Lasalle. Non à P-6 et oui à Poëti ? Devant tant de cohérence politique je me range chez les abstentionnistes !


1 Comment for this entry

  • Umzidiu Meiktok

    Bon texte, même si je suis pas d’accord avec tout. Je tiens d’abord à te dire que je respecte tout à fait ta position et tes choix.

    Au premier débat des chefs, Legault avait dit lui-même que la faible participation aux élections des Commissions scolaires était une raison pour les abolir. Eh quoi? Pourquoi pas abolir l’entier gouvernement d’abord? Legault était bien entendu biaisé mais c’est comme ça que ça fontionne la légitimité, c’est une construction. À la limite, on peut avoir n’importe quel comportement électoral et trouver le moyen de se justifier. Tant que les gens croient à ta justification. C’est pas le taux de participation aux élections qui fait la légitimité, c’est l’efficacité de la propagande!

    De toute façon, voter c’est pas comme conduire ivre. Un vote est pas dangereux individuellement, un mauvais comportement sur la route oui.

    Quand tu parles des injonctions de 2012: eh bien au bout du compte, elles ont (presque toutes) été défiées, ce qui me fait penser que LE politique a gagné sur la loi et LA politique. Justement parce que la légitimité des AG (mais aussi la force des contestataires) était supérieure aux tribunaux dans l’esprit de beaucoup.

    En ce qui concerne QS: Amir Khadir a fait bien plus que de passer proche de passer du temps en-dedans. Il a sorti du monde de prison à quelques reprises en payant la caution, notamment en 2012. Et il a osé justifier la désobéissance civile avec Arendt et Thoreau – consciemment ou non. Mais Khadir c’est Khadir, et c’est pas tout le monde qui est pour la diversité des tactiques à QS, bien qu’il y en ait. Quand je pense à mes potes (j’ai dit « potes » et non « camarades », tu m’as mal cité 😛 ) qui sont allé-e-s en prison, je me demande: et si ça avait été un gouvernement de QS? Et des juges de QS? Peut-être que les peines auraient été plus légères, mais peut-être pas de beaucoup. Et de toute façon, je suis pour l’abolition des prisons. Pas QS. Que ce soit des gens que je connais ou pas (des « camarades » ou des « potes »), je veux voir personne croupir en cellule.

    De mon côté, je n’ai rien contre les réformes progressistes non plus; au contraire je m’en réjouis.

    Tu as raison sur la fausse majorité. La plupart des « majorités » sont en fait des grosses minorités. Je savais que mon texte manquait de précision sur le sujet, ce pourquoi d’ailleurs j’ai envoyé un lien vers le texte d’Anne Archet. Cela dit ça ne réfute pas le coeur de mon argument.

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