L’anarchie c’est le chaos, ou comment le libéralisme aime les confusions
by steffen on Juil.11, 2014, under anarchie
On associe à Thomas Hobbes, un des grands penseurs du libéralisme, l’idée selon laquelle la nature humaine est fondamentalement mauvaise. Sans des mécanismes pour la contenir, cette essence sévirait sur le groupe, l’amenant à la destruction. Pour éviter ce problème majeur, une société fonctionnelle doit donc se doter de moyens coercitifs sans lesquels elle sombrerait assurément vers le chaos, voire l’anarchie !
Le début de la fin de l’ordre social
Si l’anarchisme et le libéralisme ont en commun certains grands principes du Siècle des Lumières, c’est toutefois sur la question du contrôle social qu’ils se distinguent le plus. L’influence de Hobbes sur la pensée libérale en est un exemple éloquent. Pour les tenants du libéralisme, une hiérarchie s’impose pour que se maintienne l’harmonie sociale, tandis que pour les anarchistes, c’est plutôt par le maintien de relations égalitaires que l’on vise ce même objectif. Pour le dire autrement, ces deux idéologies abordent la liberté de manière contraire à l’autre : la liberté des libéraux est essentiellement négative, tandis que celle des anarchistes est au contraire positive; la pensée libérale définit la liberté comme une absence de contraintes, tandis que celle des libertaires insiste plutôt sur la capacité à faire ou à créer de chacun et chacune. De même, dans notre société libérale, on conçoit difficilement que liberté et égalité puissent coexister, ce qui nous amène à toutes sortes de dérives abrutissantes dont l’équité n’est que la plus récente expression. Pour clore cet aparté sur l’égalité, j’ajouterai qu’il faut savoir distinguer « pareil » et « égal ».
Ce que je cherche à exposer ici est la chose suivante : formatée par le libéralisme, notre pensée amène ceux et celles n’étant pas versé-e-s dans les subversives écritures libertaires à concevoir l’absence de hiérarchies comme le début de la fin pour l’ordre social, et ce, qu’il s’agisse de gens de gauche ou de droite. On appellera alors aux dangers de suivre la « loi de la jungle », où le « plus fort » l’emporterait assurément. Notre culture populaire contemporaine est empreinte d’une crainte du dérapage social. En effet, les dystopies et autres genres nous permettant d’entrevoir un avenir différent de notre quotidien montrent sans arrêt diverses versions du cliché si magnifiquement passé à l’histoire de ces grands singes en compétition dans 2001 Odyssée de l’espace. Le roi de la colline sera celui (jamais celle) qui aura le plus gros bâton. Pour résumer, l’anarchie, selon l’adage populaire, c’est le chaos généré par l’absence du nécessaire contrôle social.
Outre cet usage populaire du mot « anarchie », c’est-à-dire, lorsqu’on se met réellement à parler de l’anarchie et des anarchistes, on découvre que l’on n’est guère mieux servi-e-s. Comme l’a bien démontré Francis Dupuis-Déri dans un texte portant sur le traitement de l’anarchisme dans les médias de masse, l’observatrice critique et l’observateur sceptique auront l’embarras du choix devant les lieux communs qui servent de points de repère sur la question. Ainsi, il y a les traditionnels « fauteurs de trouble », ces « agents du chaos », « apolitiques » ou « sans foi ni loi » (celui-ci, avouons-le, est généralement vrai). À ceux-ci, on ajoute les désormais célèbres « casseurs », ces membres du groupuscule Black Block, dirigé par le chef des anarchistes, nul autre que l’organisateur d’émeutes par excellence, l’infâme Gabriel Nadeau-Dubois ! Non seulement la somme des affabulations sur les libertaires est-elle nulle en termes de cohérence, on y retrouve aussi tout ce qu’il faut pour camoufler la vérité à coups de tromperies, mensonges et autres démagogeries.
L’hégémonie libérale
Loi de la jungle, loi du plus fort, chacun pour-soi et autres lois du chaos et de l’âge sombre de l’humanité que l’on rappelle sans cesse sous la maxime sexiste : « là où il y a de l’homme il y a de l’hommerie » sont pourtant à cent mille lieues de l’anarchisme. Sans aller jusqu’à voiler les problèmes qui peuvent survenir au sein des milieux libertaires, notamment ceux dus à la prévalence du sexisme et de relations de pouvoir basées sur les performances militantes, je pense qu’il est fautif de rassembler tous ces maux sous le drapeau noir de l’anarchie. En fait, s’il y a une pensée politique par laquelle ils se propagent, c’est plutôt du côté du libéralisme et de sa version économique, le capitalisme, qu’il faut regarder. « Loi » de l’offre et de la demande rendues caduques par des oligopoles, externalisation de la destruction de la planète à des fins d’économie d’efforts, antisyndicalisme grossier, bâillonnement de la critique, répression et criminalisation de la dissidence, voire même assassinat d’opposants politiques : voilà diverses facettes de cette loi de la jungle, celle où les plus forts tirent profit de l’exploitation des plus démuni-e-s, des marginaux et des marginales et de ceux et celles qui comblent les strates inférieures de l’échelle sociale. C’est à la compétition inhérente au capitalisme qu’il faudrait accoler le vocable de « loi de la jungle », pas à l’anarchie. En effet, qu’y a-t-il de plus violent, de plus liberticide, mais de plus commun que de devoir notre survie à notre capacité à marcher sur autrui ?
Pour complexifier l’état des choses ceux ou celles dont on pourrait s’attendre qu’ils ou elles fassent partie des dominé-e-s ont des comportements dignes des dominants. C’est qu’il y a une éducation et une culture qui font en sorte que se maintienne en place une minorité de maîtres au détriment de la majorité. C’est que cette majorité est composée en bonne partie de cette classe moyenne, multipliée jusqu’à en perdre l’essence, mais toujours trop occupée à édifier sa propre destruction en imitant le mode de vie de ceux qui la gouvernent, sans en avoir les moyens. On notera, par la bande, que le processus cannibale par lequel se maintient la classe moyenne n’est pas sans externalités lui non plus, car, fidèle à ses maîtres, cette classe détruit tout ce qu’elle peut sur son passage. C’est aussi que les relations de pouvoir fusent de toute part et qu’aux intersections de toutes ces chaînes les maillons s’en trouvent renforcés, qu’on puisse aussi être à la fois dominant ou dominante d’une part et dominé-e d’autre part, voire même de faire semblant d’être l’un tout en étant l’autre (je pense ici à cette chimère d’un matriarcat québécois).
La société est aux prises avec un système de valeurs, de croyances, d’idées totalisantes et hégémoniques. À l’heure où la pensée est formatée non seulement plus par l’école, mais aussi la télé et surtout Internet[1], l’allégorie d’une certaine caverne platonicienne revient soudainement en tête alors qu’on tente de s’imaginer hors de ce carcan de la hiérarchie nécessaire et de la compétition obligée. Pris, prises et privatisé-e-s que nous sommes, nous entrevoyons tout avenir politique comme étant nécessairement étatisé, capitalisé et hiérarchisé. Comme quoi on ne se sort pas des lieux communs avant de les avoir cartographiés.
Enfin, ces ruminations de l’esprit souhaitent avant tout remettre au goût du jour le capitalisme pour ce qu’il est : un système économique fondé par une idéologie de la domination de l’individu sur les autres, un libéralisme qui, dans les faits, a davantage contribué à l’élaboration de nouvelles chaînes plutôt que d’en libérer le genre humain, voire le règne du vivant tout entier. Ainsi, à l’heure où l’on nous leurre sur ce que serait l’anarchie, tous les maux dont on afflige cette hérétique idéologie de l’autonomie collective sont en fait ceux qui adviendront lorsque nous aurons cédé aux tortionnaires du réel et aux idéateurs précoces qui s’évertuent à louanger notre société libérale.
[1] Suite à un commentaire pertinent de mon camarade Bakou, je précise ici ma pensée en admettant qu’il existe des bons côtés évidents à Internet. L’un d’eux étant bien entendu la démocratisation sans précédent de l’accès à l’information. Malheureusement, comme tout bon outil, on en retrouve aussi des usages aberrants, voire haineux. J’ajouterai que devant une telle masse d’information, il est de plus en plus nécessaire de savoir distinguer le bon du mauvais.