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Normes et fonction sociale de l’humour
by Umzidiu Meiktok on Juil.09, 2015, under Général
Avertissement / trigger warning: ce texte comporte de nombreuses citations brutalement sexistes.
Quand on écrit de la merde, en général c’est parce que le trou-de-cul n’est pas très loin. C’est ce que nous a fait comprendre la récente déclaration de J-F Mercier, qui comme on le sait, a fait sa carrière sur des invectives, et dont le deuxième degré est habituellement absent sinon malhabile (on se souvient de ses déclarations faussement racistes sur les Canadien-ne-s des Prairies lors d’un certain Bye Bye, qui avaient été applaudies par le public, ou du discours extrêmement méprisant et classiste envers les mauvais pauvres qui reçoivent des paniers de Noël).
L’intransigeante légion des humoristes et de leurs fans en furie a réagi violemment à l’objection des féministes, dressant encore, comme devant toute critique, un front uni. Stéphane E. Roy a par exemple écrit un texte dans lequel il ordonne aux féministes de s’attaquer à l’État Islamique plutôt qu’à J-F Mercier.
Judith Lussier a répondu à ce genre de défense absurde en rapprochant le statut facebook de Mercier de la culture du viol et du slut shaming: je n’y reviendrai donc pas.
Je me questionne davantage sur la fonction réelle – et des effets généraux – de ce genre de jokes. Notons tout d’abord la qualité assez ordinaire de la déclaration de Mercier: c’est une analogie hyperbolique assez bête et facile, on en voit quinze comme celle-là par jour. La même semaine, j’avais vu passer un meme affirmant que: « Les femmes vont se faire percer les oreilles, les joues, le nombril, le clitoris, se faire épiler à la cire, augmenter les seins… mais quand vient le temps de faire de l’anal soudainement ça fait trop mal. » Au-delà de la culture du viol véhiculée par ce genre de propos, on aurait pu s’attendre qu’un humoriste professionnel puisse nous donner quelque chose de plus intelligent ou original que ce genre de borborygmes qui pollue nos fils d’actualité. Comme je le dis souvent, la première fois qu’on a fait une joke de pelure de banane, ça a dû être vraiment hilarant.
Avant de parler des fonctions sociales de l’humour, je sens le besoin de me justifier. Plusieurs comiques disent être fatigué-e-s de se faire dire « comment faire leur job ». C’est le cas entre autres de Bill Maher, qui, piqué au vif, atteint dans un certain sketch en à peine trois minutes le Point George Carlin[1]. Prétendre qu’un-e non-humoriste ne soit pas apte à critiquer l’humour est d’une grande bouffonnerie. On pourrait simplement répondre que les humoristes, eux, ne sont pas aptes à faire de l’humour social ni même à se questionner sur leur rôle dans le monde, puisqu’illes ne sont évidemment pas sociologues. De fait, la rhétorique humoriste (typique) a cela de triste qu’elle compte sur le flamboyant, et non le cohérent, pour attaquer, se défendre et se définir, même quand elle devient sérieuse. Ces artistes qui l’utilisent systématiquement sont à l’humour ce que Donald Trump est à la politique. Et malheureusement, il y a beaucoup plus de ces artistes-là en humour que de Donald Trump en politique.
Le fait est: l’humour a des fonctions sociales très importantes. Boucar Diouf en a parlé à Médium Large en 2013. Après avoir évoqué, comme les autres personnes cool de ce monde, bonobos et chimpanzés, il finit par suggérer que peu de femmes sont en humour parce que celles-ci n’ont pas besoin d’être drôles dans le jeu de la séduction… Nous rappelant ainsi pourquoi il ne faut jamais demander à des humoristes de réfléchir.
Si vous voulez un complément d’informations et que vous ne souhaitez pas passer par les textes de mille auteur-e-s intellos, les points 2.1 (p. 36) et 2.2 (p. 47) du mémoire de maîtrise de Jérôme Cotte font un habile résumé de ce que constitue le système dominant et quel rôle occupe l’humour dans le maintien de cette domination. Voici un extrait:
« La prise de risque individuelle d’un humour subversif ou violent à l’égard des dominants est immédiatement identifiée et délégitimée dans le texte public. À l’ inverse, l’inimitié humoristique des dominants est bien à l’abri derrière la façade purement ludique et inoffensive du rire. Ce voile est efficace au point où les dominants eux-mêmes, pris dans la logique de la société humoristique, n’arrivent pas à identifier l’hostilité de leur humour. »[2]
Cette citation est parfaitement bien illustrée par l’histoire du fameux poster trouvé dans la maison de la famille Machouf-Khadir. On sait que par ailleurs, Chapleau a fait bien pire.
Forcer le respect des normes
Il est donc essentiel de se demander si notre humour sert ou pas le maintien d’une domination quelconque. Des humoristes comme Guillaume Wagner, quand ils se moquent de comportements normatifs chez les hommes et les femmes, devraient peut-être, en plus de se questionner sur une bonne partie du contenu, se demander si leurs jokes n’encouragent pas davantage la stigmatisation et les inégalités qu’elles ne contribuent à les déconstruire. Wagner se moque par exemple de la volonté de plaire de beaucoup de femmes: mais il en nie l’origine patriarcale, il suggère que ces comportements visent au contraire à nourrir la compétition entre elles. Même s’il se moque des hommes dans le même numéro, il contribue cependant à les déresponsabiliser face à la pression que ressentent les femmes de performer leur genre de manière normative, tout en mentionnant avec paternalisme que les préoccupations de celles-ci sont « cutes », que leurs petits problèmes les rendent « charmantes ». Sa manière de parler du problème de l’anorexie est également stigmatisante : il y réduit les femmes à leur simple valeur sexuelle tout en comparant les femmes maigres à des « barreaux de chaise » qu’aucun gars voudrait « fourrer ». Les hommes homosexuels sont eux aussi réduits à leur sexualité, décrite comme débridée.
Difficile de croire que ce faisant, Wagner, même s’il prétend constamment le faire, défende réellement la veuve et l’orphelin en ridiculisant certains comportements. De la même façon, la chanson de Laurent Paquin sur Stéfanie Trudeau (l’agente 728) insistait sur sa vie sexuelle, ramenant au goût du jour le stéréotype de la « femme mal baisée », et Michel Courtemanche, dans le Bye Bye qui devait suivre, l’incarnait à travers un personnage de gorille grossier, le gag résidant dans le fait que Mme Trudeau n’était pas considérée comme une vraie femme – puisqu’elle est brutale! Ce ne sont pas des exceptions: le vocabulaire qui entoure les contestations populaires est très souvent raciste ou sexiste, qu’il soit relié à une performance humoristique ou pas. Il arrive souvent qu’on ridiculise les politicien-ne-s en les traitant de putes, de rois n*****, d’enculés, tout ça sous couvert de la défense des opprimé-e-s.
En bref: l’humour des dominant-e-s sert leur domination, cela va de soi. Mais même quand on prétend défendre les dominé-e-s, l’humour peut aussi encourager d’autres types de domination à travers l’utilisation du slut shaming, du fat shaming (on l’a vu avec l’exemple des nombreuses jokes sur Gaétan Barrette), du stéréotype racial, de la folklorisation d’une population, du capacitisme (Fred Dubé, par exemple, instrumentalise avec un running gag les hydrocéphales pour dénoncer le néolibéralisme), etc. Tout ce qui finalement ne fait pas partie de nos normes et dont le mépris marque notre discours de tous les jours, tout ce que notre société juge comme marginal, anormal et repoussant est utilisé en humour pour dénoncer autre chose. Globalement donc, les classes moyennes représentées par le public et les humoristes, pour lutter contre d’autres dominant-e-s, leur accordent des attributs d’autres dominé-e-s qu’on peut considérer dès lors comme étant plus négligeables. Et quand on leur fait remarquer, illes pètent leur coche. Vivement un sketch sur l’intersectionnalité pour éduquer les cancres de l’humour (de gauche)!
L’humour et la domination renversée
Selon Christopher Boehm, l’humour chez les sociétés de chasseurs/euses-cueilleurs/euses avait un objectif précis: ridiculiser les individus qui pourraient être tentés de dominer le groupe, les humilier dans le sens de « rendre humble ». Imaginez par exemple qu’un chasseur arrive fièrement au campement avec une énorme proie et que quelqu’un lui fasse remarquer: « Étonnant qu’un si gros animal puisse tenir en équilibre sur une si petite tête. » On en oublie la réussite du premier. Ce procédé existe sous différentes formes dans les sociétés post-industrielles, ce qui fait dire à plusieurs que le Québec « méprise les gens qui réussissent ». Et en cela, la province ne diffère pourtant absolument pas du reste du monde, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire.
L’humour peut être une réelle manière non pas de se glorifier ou d’encourager la domination, mais de dénoncer les injustices, comme le fait par exemple Jessica Williams (qui est entre autres correspondante au Daily Show), et cela sans utiliser un vocabulaire oppressif. Au lieu de brailler face aux critiques en revendiquant l’héritage d’Yvon Deschamps, les humoristes du Québec auxquels on pense devraient peut-être se rappeler ce qu’il y avait, justement, dans les fameux monologues de leur soi-disant maître à penser.
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[1] Comme deux adversaires politiques s’approchent habituellement, au fil de la discussion, du Point Godwin, l’humoriste critiqué va généralement finir par se comparer à George Carlin. Au Québec le statut est disputé par Yvon Deschamps.
[2] Jérôme Cotte. L’humour et le rire comme outils politiques d’émancipation? UQAM, juin 2012, p. 67.