La Tomate noire

La saison des pommes

by on Sep.23, 2014, under Général

Depuis quelques automnes, il est de bon ton de se moquer méchamment des gens qui vont aux pommes à chaque année. C’est souvent vu comme une activité quétaine, démodée, plate, et qui surtout manquerait de raffinement. Assez souvent, des blagues machistes et classistes viennent même se mêler au déluge de mépris démontré à l’égard des cueilleurs/euses, mais aussi à l’égard des pomiculteurs/trices. Ainsi, comme le résume sans originalité d’ailleurs un article d’Urbania, « aucun gars » n’aimerait sincèrement aller aux pommes, et les pomiculteurs/trices seraient des méchant-e-s «overlords» qui profiteraient des cueilleurs/euses naïfs et naïves[1].

 

Aller aux pommes n’est pas forcément démodé et pénible

Avec une grande ignorance, Nightlife, respectant la tendance généralisée chez les snobinards jet-set de Montréal, proposait de troquer la journée des pommes pour la route des vins, et d’instagrammer des photos de vignobles plutôt que des photos d’enfants jouant dans les arbres (je pense pourtant pouvoir exprimer la pensée de plusieurs: dans tous les cas, on s’en câlisse de vos photos).

C’est d’autant plus stupide qu’il est possible de tout faire. Cueillir des pommes peut se faire après la visite d’une cidrerie, et il est possible de s’arrêter ensuite dans d’autres petites boutiques et d’acheter d’autres types de produits régionaux et saisonniers. Remplir un sac de pommes, ça prend cinq minutes. Si c’est fait sur une petite terre familiale, il n’y a pas de queue, on ne vous fait pas monter dans la boîte d’un tracteur pour aller cueillir des pommes à deux kilomètres en montagne, et vous avez en prime accès directement aux pomiculteurs/trices plutôt qu’à un-e étudiant-e de la région déguisé-e en clown et éreinté-e par son travail.

Vous aurez pleinement le temps de déguster les produits dérivés et discuter avant de reprendre le chemin de la route des vins.

 

Pourquoi c’est important

Ben oui, pourquoi me mets-je à défendre une industrie récréo-touristique? Pas mon genre? Les raisons sont cependant fort simples, du moment qu’on y réfléchit. Mais elles deviennent encore plus claires quand on connaît un peu la campagne et l’agriculture, ce qui n’est généralement pas le cas des détracteurs/trices de ce genre d’activités.

Pour aider les petit-e-s producteurs/trices (bio ou pas)

Entre le verger et l’épicerie, il y a des intermédiaires à plus finir – c’est dans la nature de l’exploitation capitaliste. Ce qui fait que le producteur et la productrice, qui fournissent l’essentiel de l’effort (et c’est pas un travail saisonnier, il y a toujours quelque chose à faire) se retrouvent avec souvent moins de 5% de la valeur de la pomme à la vente dans leurs poches. Et à ça, il faut encore enlever le coût de production. Quand vous allez directement cueillir, 100% des revenus vont aux pomiculteurs/trices. Et vous aurez des pommes fraîches (parfois, les pommes prennent plus d’une semaine à parvenir sur les étalages, même en saison), sans cire (ce sont les emballeurs qui enduisent les pommes), mûries à point, choisies une par une, et assez souvent moins chères.

Je pourrais vous parler pendant des semaines de la misère des pomiculteurs/trices. Ça vous remplirait le coeur de révolte. Mais disons simplement qu’inciter les gens à abandonner ça, c’est comme s’opposer au recyclage ou à l’eau potable. Les (petit-e-s) producteurs/trices ont BESOIN des cueilleurs/euses pour survivre. Difficile à accepter pour certain-e-s, mais les familles quétaines et les couples en perdition qui vont cueillir sur une petite terre familiale à l’automne contribuent à sauver le Québec rural comme on l’a toujours connu, tout en brisant son isolement.

Que vous achetiez ou pas des pommes en épicerie ou au Marché Jean-Talon le reste du temps, à l’automne, quelques kilos de pommes directement du verger, ça donne un beau gros coup de main.

 

Paur sauvegarder le paysage

Pour augmenter leur production, les proprios des vergers ont souvent tendance à mettre de côté les arbres de taille standard pour faire pousser des pommiers nains et semi-nains. Résultat: le paysage change petit à petit. Plus de grands arbres aux multiples branches, aux échelles colorées, mais des petits arbustes maigrichons et rabougris, aux branches surchargées.

Plus le verger transfère ses activités de jeu vers des activités de pure production industrielle, plus il sera laid, adapté aux machines plutôt qu’aux êtres humains.

 

Pour améliorer sa consommation et mieux connaître le produit

Les produits transformés en industrie, comme la compote et les tartes contiennent beaucoup trop de sucre, trop de sel, trop de gras, trop d’additifs, etc. En revanche, transformer des pommes à la maison exige très peu d’efforts et de connaissances. C’est un des fruits disponibles sur le marché qui se cuisine le mieux, et de très nombreuses recettes locales la mettent en valeur. La pomme se conserve également très bien: certaines sortes sont encore très fermes après plusieurs semaines passées au frigo. Quand on veut ramener des kilos et des kilos de pommes à la maison, il suffit, pour éviter le gaspillage, de les consommer de façon intelligente: gardez les Empire pour la fin!

 

Ce n’est pas démodé, c’est dans l’intérêt de tout le monde!

En résumé: du moment qu’on aime les pommes, qu’on veuille sortir de la ville (s’il y a lieu) et qu’on en a l’occasion (ce qui n’est malheureusement pas donné à tout le monde), il n’y a pas de bonne raison de ne pas faire un arrêt au verger cet automne, et surtout pas si c’est pour éviter de déplaire aux snobs de Nightlife et d’Urbania! Dans tous les cas, dites-vous que la pomme que vous mangerez (bio ou pas) sera toujours moins vieille et bien meilleure pour la santé que le déchet chimique dont vous ferez l’acquisition (par le vol ou la récupération j’espère, mais il paraît qu’on peut aussi les acheter) au Maxi ou au IGA.

 

_________________________________

[1] Je l’ai déjà dit, et je le redis: tout est politique, incluant l’humour le plus gras, le plus insignifiant, le plus « deuxième degré ». Aucun type de discours ne mérite son univers parallèle dans lequel les critiques seraient de facto rejetées comme étant non-pertinentes.

L’humour a des fonctions sociales précises. Figurent parmi elles: ridiculiser ou même stigmatiser les comportements perçus comme nocifs, et souvent encourager les comportements perçus comme positifs. Ce peut être un instrument de liberté, quand il est utilisé contre le pouvoir, comme de contrôle social, peu importe l’intelligence de l’humour, peu importe le second degré, quand il est par exemple utilisé d’une certaine manière par des privilégié-e-s contre d’autres groupes.

La mauvaise utilisation d’archétypes par un groupe privilégié est une manière particulièrement dévastatrice de faire de l’humour. Par exemple, rire des assisté-e-s sociaux/ales et/ou des détenu-e-s en mettant de l’avant leur situation prétendument confortable peut faire partie d’un processus de légitimation de leur mise à l’écart. Idem quand on dit que les pomiculteurs/trices profitent des cueilleurs/euses pour s’en mettre plein les poches.

Je suis fatigué de le répéter et de le répéter, mais c’est comme ça. Il faut arrêter de répondre aux critiques en disant: « oui mais c’est rien qu’une joke ». Une joke, c’est juste une joke, mais c’est déjà tout à fait suffisant.

 


5 Comments for this entry

  • Krymz

    C’est effectivement dégueulasse comment on traite les travailleurs étranger qui viennent travailler au salaire minimum, plus fort et plus longtemps que ce que la forte majorité des québécois ne ferait pas, loin de chez eux dans une culture complètement différente et souvent hostile (les « mexicains » pour désigner tout ceux qui viennent d’Amérique du sud, comme si ils n’avaient pas de nom).

    Mais pour rajouter de la complexité dans l’histoire, les travailleurs étrangers qui « font leurs preuves », qui s’intègrent bien à l’entreprise et au personnel, apprennent les particularités et se font confier des responsabilités, ne pourront maintenant rester qu’un maximum de 2 ans.

    en plus des nouvelles lois du bill 51 (si j’ai une bonne mémoire) qui font que les produits « médicinaux » (ou homéopathiques) doivent avoir des grosses études pharmacologiques de millions de dollars et sur plusieurs années pour avoir le droit d’être vendu. avez vous remarqué que la citronnelle répulsifs d’insectes n’est plus sur les tablettes? Ce n’est qu’un exemple, et un début.

    Ça serait impressionnant une paysannerie révolutionnaire, mais il y en a tellement qui ont une mentalité « backwards », conservatrice et capitaliste, des voteux de CAQ et de parti libéral, quand c’est pas des trippeux de conspirations.

  • Umzidiu Meiktok

    C’est très pertinent ce que dit Krymz. Les producteurs/trices vendent tellement pas cher aux intermédiaires qu’on peut vraiment se demander comment ça se fait que les légumes reviennent à autant.

    Ajoutons qu’une façon pour le gouvernement de régler le problème, c’est de permettre à des agriculteurs/trices d’exploiter un sous-sous-prolétariat composé de migrant-e-s saisonniers/ères, et accessoirement de leur refuser (ou de le ôter) leur droit de se syndiquer.

    Vous êtes la classe sociale la plus basse? Pas de problème, on va en créer une autre juste en-dessous de vous autres!

  • Krymz

    la majorité des producteurs québécois sont dans le même bateau. Non seulement leur métier est ridiculiser par les innocents qui vivent en villes, ils reçoivent effectivement que des peanuts pour leurs labeur acharné, quand il en reçoivent, le capitalisme les détruit depuis longtemps et de plus en plus.

    On est allez au marché central de Montréal ce mois-ci jaser avec les producteurs pour avoir leurs bilan de saison, et la ligne générale est « on travail comme des malade et il faut pratiquement donner nos légumes si on veux minimiser les pertes (économiques). Les grosses entreprises, productrices ou chaines alimentaires, nous force à baisser nos prix. en plus la valeurs des entreprises ne fait qu’augmenter et c’est rendu pas mal inimaginable pour la relève de racheter la ferme familiale ou de s’établir et d’entrer en compétition avec les autres. »

    J’ai parlé avec un producteur de maïs sucré, il vend une poche de 5 douzaines pour 12$. À ce prix la y’en a plusieurs qui vont simplement passer la herse dans le champs (et gaspiller toute le labeur qu’il ont fait cet été)… yéééééééé, on est tellement valorisé ceux qui nourrissent le monde.

  • Umzidiu Meiktok

    C’est aussi le fond de ma pensée. J’ai partagé cet article parce qu’il était récent et partageait la même rhétorique que celle que j’ai remarquée l’an dernier (chez un humoriste, entre autres, mais je me souviens plus lequel), et ça me semble une tendance assez forte.

    Les deux articles présentés ne représentent qu’un échantillon.

    Maintenant, que Nightlife se livre à ce genre de pub plus ou moins camouflée, c’est en effet très bas. Mais c’est tout à fait leur genre.

  • pwll

    je m excuse de diverger mais…Je suis fascinée par le truc de Nightlife… Quand on fouille un peu on voit que le « collaborateur » du billet est une compagnie qui organisent des voyages organisés sur la dite « route des vins » … Le « collaborateur » a 2 billet a son actif, celui que tu critique (qui a été liké plus que 1000 fois!) et un autre appelé « Gagne ton Passeport Route des vins et pars à l’aventure avec un ami! ».

    Ce que je trouve fascinant que c est que pour écrire le papier merdique que tu critique il a fallu une personne qui s assoie derrière l ordinateur pour penser à tout cet humour de marde et ces mauvais stéréotypes…

    Sous le couvert d un « éditorial » (jokes de mardes en prime) Nightlife nous vend une compagnie… Pis le public de Nightlife partage ça comme un vrai éditorial et trouve ça drole comme si c’était la vraie opinion d’une personne! ark ark ark

    En anglais y appellent ça des Natives advertising… Je suis habituée d en voir un peu partout sur des sites web, mais là de même dans ma face… avec en plus un discours cave qui se contre-caliss de l incidence que ça peut avoir sur le public… ayoye…

    http://www.youtube.com/watch?v=E_F5GxCwizc

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